Culture & Patrimoine
en Nouvelle-Aquitaine
Numérique culturel
Zoom sur

Regards croisés sur les NFT

Temps de lecture 11 minutes

Découvrez quels peuvent être les usages des NFT pour la bande dessinée et quelles en sont les limites.

Le saviez-vous ?

Un NFT (Non Fungible Token, que l’on peut traduire littéralement par « jeton non fongible ») contient un ensemble d’éléments cryptographiques et virtuels enregistrés sur la blockchain (il s’agit d’un registre open source consultable en ligne qui garde trace des actifs numériques et de leurs propriétés). Il est unique et accessible grâce à des codes d’identification spécifiques et des métadonnées (une valeur, une signature, une date…) qui le caractérisent. La blockchain sert de répertoire numérique, garantit l’authenticité du jeton et certifie sa propriété, de ce fait le NFT ne peut être reproduit.

Quels usages des NFT pour la bande dessinée ?

Quels usages des NFT pour la bande dessinée ?

Entretien avec Florent Thurin, co-fondateur de la société Stendhal.

Cet entretien a été réalisé par Pierre Pulliat, formateur/enseignant bande dessinée à l’École de la Librairie ; rédacteur magazine BD manga comics à Biblioteca ; libraire chez Bédélire / Pulp’s / Aaapoum Bapoum.

Bulles chat parme
Florent Thurin

Les NFT permettent désormais de devenir propriétaire légitimement d’une œuvre artistique numérique. L’acquéreur incorpore son achat dans son portefeuille d’actifs numériques qui devient sa collection d’originaux. Pour comprendre les enjeux des NFT nous avons interrogé Florent Thurin, co-fondateur de la société Stendhal basée en Nouvelle-Aquitaine qui œuvre au rapprochement de l’art et des technologies numériques.

« Les NFT s’accordent parfaitement avec la vision libérale de la culture numérique. »

Pour illustrer son propos, il fait référence « aux nouveaux acteurs de la génération Y qui achètent des  skins facultatifs pour des jeux en ligne, et valorisent des biens numériques d’un point de vue social et économique qui apparaissent pourtant difficilement quantifiable d’un point de vue matériel. »

Florent Thurin a lancé l’application Wallkanda qui référence des artistes de street-art dans le monde entier et pérennise leurs travaux avec le concours des technologies NFT.

« Un NFT permet aussi de conserver des biens artistiques éphémères par exemple dans le street-art si on tokenise une œuvre et qu’elle est détruite le lendemain, il ne restera que le NFT. » [comme ce fut le cas avec une œuvre du street artiste Banksy en mars 2021]. 

QUELLES NOUVELLES OPPORTUNITES PEUVENT ETRE ENVISAGEES POUR LES CREATEURS DANS LE FUTUR GRACE AUX NFT ?

« Nous sommes à l’heure de l’expérimentation, il faut essayer de penser à long terme, quitte à prendre des risques. L’époque est celle des communautés, le NFT serait un moyen efficace et limpide de supporter l’artiste.

On peut imaginer une bande dessinée numérique vendue en NFT contenant des métadonnées spécifiques, des « smart contacts » qui expliciteraient les répartitions des pourcentages entre l’éditeur et l’auteur ou le nombre limité d’exemplaires. Chaque transaction serait enregistrée immédiatement et les différents acteurs réglés en direct.

Le NFT permet une transparence des transactions, un tracé des informations et implique les communautés qui soutiennent les auteurs. »

MAIS ALORS COMMENT DETERMINER LA VALEUR DES NFT ET EVITER DES GONFLEMENTS DE PRIX ARTIFICIELS ?

« La valeur d’un artefact va dépendre d’une trend, (soit une tendance, c’est-à-dire un mouvement artistique suivi exponentiellement par des internautes qui a une vocation à se développer sur différents supports). Plus les NFT bénéficient d’une marque forte ou de l’aura d’une licence déjà existante, plus leurs valeurs vont grimper. Les NFT permettent de réguler des prix selon l’offre et la demande du grand public, plus l’engouement du public sera important plus cela va créer une valeur. »

Une réalité déjà en place qui éclot outre-Atlantique où les majors Marvel, dans un premier temps, puis DC en suivant se lancent dans des offres de tokens numériques accessibles depuis leurs sites internet.

Marvel a d’abord proposé des modèles 3D en édition limitée de ses personnages Spider-man et Captain America puis a lancé à la rentrée 2021 une collection digitale de 5 titres emblématiques (dont le Marvel numéro 1) dans diverses « éditions » plus ou moins rares mais toutes au même tarif. Cette pratique encourage certains artistes de renom à diversifier leur activité par la vente de tokens rares, c’est le cas des américains Doug TedNapel (le jeu vidéo Earthworm Jim, les comics Ratfist, Ghostopolis) ou Frank Miller (Sin City, 300…) qui déclare pour autant qu’il « ne croit pas que l’imprimé soit proche de la mort ».

En France, peu d’auteurs se lancent sur le marché. Parmi les rares initiatives on retiendra celle d’Eldiablo (street-artiste, créateur des séries animées Les Lascards et Les Kassos, scénariste et dessinateur de bandes dessinées notamment chez Ankama) qui propose depuis fin septembre 2021 une série de jetons numériques à collectionner baptisée Cryptoviru$ :

« Dès que je trouve une nouvelle forme d’expression, je m’essaye. Ça fait quelque temps que plusieurs personnes me parlent de NFT, je me suis donc renseigné sur le sujet et j’ai découvert que ça pourrait être un nouveau médium pour m’exprimer. De plus, ça me permet de me diversifier et de rejoindre un nouveau public qui n’est pas forcément celui qui me suit pour mon travail. » (Source : https://fr.cryptonews.com) »

On peut aussi anticiper une autre fonction pour les technologies de la blockchain :

« Les NFT capturent un moment d’histoire à l’ère numérique, c’est une technologie qui peut très bien être envisagée à des fins de conservation à plus grande échelle. »

L’idée d’un registre global qui enregistrerait toutes les productions et les transactions d’un titre serait effectivement une avancée remarquable pour les questions de patrimoine.

Pour l’instant le marché ne propose pas d’offre de NFT en bande dessinée franco-belge et très peu d’artistes franchissent le cap. Sans doute que cette frilosité temporaire appartiendra bientôt au passé. Dans leur forme actuelle, les technologies NFT suscitent encore de la perplexité mais à terme, le marché et ces nouvelles technologies arriveront à un point de convergence. C’est à ce moment que nous pourrons voir éclore une nouvelle offre tournée vers le numérique viable économiquement pour ses contributeurs.

Quelques exemples d’applications

Quelques applications, initiatives de NFT populaires

  • NFT dans la BD

www.marvel.com
www.dccomics.com
frankmiller.io

  • Collections de NFT populaires :

boredapeyachtclubcom
www.larvalabs.com/cryptopunks

  • NFT dans le monde de l’art :

www.connaissancedesarts.com
www.lemonde.fr
www.bewaremag.com

 

NFT : limites et points de vigilance

NFT : limites et points de vigilance

Article rédigé par Jean-Christophe Pasco

Chercheur post-doctoral au FABRICC de l’Université de Poitiers, spécialisé en droit de la propriété intellectuelle.

Face aux NFT, la prudence doit malgré tout être de mise. Non pas que les possibilités et opportunités, évoquées par Florent Thurin dans l’entretien ci-dessus, ne soient pas alléchantes et porteuses de changements bienvenus. Mais comme toute nouveauté, l’épreuve du temps est essentielle. Cela est d’autant plus vrai avec une technologie basée sur un réseau décentralisé qui se propose d’échapper aux intermédiaires classiques : banques, assurances, commissaires-priseurs, notaires, avocats, producteurs, éditeurs. En effet, les NFT sont adossés à la blockchain, technologie qui se propose de créer de la confiance entre les utilisateurs du système, sans passer par les institutions nationales contrôlant et garantissant habituellement les échanges. Les applications sont nombreuses (systèmes de paiement, système de preuve par horodatage, « smart contracts » …) et le NFT n’est probablement que le nouveau-né d’une série qui se promet d’être longue (à l’heure d’écrire ces lignes, l’auteur vient d’entendre parler de SFT pour « Semi-Fongible Token »).

Il faut constater le succès actuel que connaissent les NFT, lesquels ont, jours après jours, toujours plus d’utilisateurs. Cette force du nombre est, en outre, gage d’une sécurité renforcée car la sécurité du système blockchain repose théoriquement sur l’impossible corruption d’un nombre suffisant d’ordinateurs reliés, nœuds du réseau. L’épreuve du temps apparaît alors comme l’épreuve par les usages. Et ceux-ci ne manqueront pas d’élever des problèmes : que l’on rencontre déjà pour certains, ou que l’on peut tenter d’imaginer dès à présent.

En effet, les NFT génèrent deux types de problèmes : ceux qui trouvent leur origine dans la technologie blockchain elle-même ; et ceux qui sont propres aux NFT. Force est de constater que les aspirations des acteurs de la BD n’y échappent pas.

Les NFT au regard des limites propres à la blockchain

Les NFT au regard des limites propres à la blockchain

Les travaux à la source de la technologie blockchain relèvent de la cryptographie, branche de la science ayant pour objet l’étude et l’analyse du secret sous ses différentes formes. Par extension, elle a fait émerger des méthodes de communication sécurisées visant notamment à assurer l’intégrité, l’authenticité et la confidentialité des échanges. Le développement des moyens de communication analogique puis numérique a renforcé la nécessité et les usages de cette science fondée notablement sur les mathématiques.

Cette fonction cryptographique de la blockchain explique une première limite, naturelle. En effet, il n’y pas de stockage de fichiers dans la blockchain : les fichiers, notamment ceux visés par un NFT, ne sont pas stockés dans la chaîne de blocs qui est traitée par le procédé cryptographique.

Seuls les éléments de transaction sont stockés : autrement dit, les identifiants des parties en présence, l’identification de l’objet de la transaction, et un montant. De la sorte, aucune pérennité des fichiers numériques n’est assurée. Et la sanction en cas de perte du Wallet (portefeuille de titres : notamment par perte de la « clef privée » permettant d’accéder à son compte) est immédiate : le système étant sécurisé par procédé cryptographique, il y a peu de chance de récupérer son compte. D’après la société de données cryptographiques Chainalysis, « environ 20 % des 18,5 millions de Bitcoin existants — d’une valeur totale de 140 milliards de dollars (114,8 milliards d’euros) — se trouvent dans des portefeuilles bloqués », rapporte le New York Times mardi 12 janvier. On comprend alors combien le rapport à un support objet physique sera, en l’absence de stockage pérenne et sécurisé du fichier, la meilleure assurance de conserver l’objet acquis (images, cartes collectibles, photographies, musiques, vidéos…).

De plus, l’adossement des NFT aux blockchains leur fait courir les mêmes risques en termes de pérennité. Que se passera-t-il en cas de disparition d’une blockchain ? Très concrètement, que vaudra le NFT collectionnable issu d’un système ayant perdu son environnement source ? Sauf à organiser la migration vers un autre service, une autre blockchain, l’intégrité du système sera irrémédiablement compromise ; et dans le cas d’un abandon progressif des utilisateurs, le registre perdra symétriquement sa sécurité.

Dans un autre registre, n’oublions pas que l’achat de NFT se fait par le biais de cryptoactifs. Or, et l’actualité est là pour le démontrer, le marché des cryptos est le terrain de spéculations fortes. L’attrait actuel pour les bitcoins, éther et autres le démontre et les corrections du marché sont alors autant de source de désillusions fortes et de mauvaises affaires, que le grand public n’est probablement pas à même d’accepter. Plusieurs questions s’élèvent : quelles répercussions pour le prix d’achat des œuvres en NFT ? Qui supporte l’évolution à l’achat ? Le vendeur fait-il automatiquement évoluer son prix ? En tout cas, une fois acquis, la revente peut laisser place à une plus-value comme à une moins-value.

Un regard critique peut encore être porté sur la blockchain, et par extension sur les NFT, d’un point de vue énergétique. La tension sur les réseaux d’énergie électrique est renforcée par l’engouement autour des blockchains. En effet, la blockchain repose sur une architecture mêlant un réseau peer to peer, supposant une réplication multiple des données, à des procédés cryptographiques de sécurisation, reposant sur les mathématiques et nécessitant une puissance élevée de calculs, le tout couplée à un système de requêtes croisées et d’interrogation du réseau. Il va sans dire que le système est très énergivore et l’empreinte environnementale croissante.

Sans freiner le progrès, il est urgent de penser les usages de la blockchain et des NFT, lesquels connaissent des difficultés propres.

photo_by_aaron_boris_on_unsplash_recadre
Photo de Aaron Boris – Unsplash
Les difficultés propres à la technique NFT

Les difficultés propres à la technique NFT

 

La première nuance propre aux NFT qu’il nous paraît indispensable de relever c’est que les NFT ne sont absolument pas un titre de propriété sur une œuvre. Il s’agit plus véritablement d’un certificat d’unicité permettant d’assurer au propriétaire du certificat (et non pas de l’œuvre) qu’il est seul à détenir ce certificat sur cette œuvre. La nuance peut paraître fine, elle est juridiquement importante. Le NFT n’est ni plus ni moins qu’un moyen de recréer de la rareté sur une chose inappropriable par nature : le fichier. Constitué de 0 et de 1, sa duplication est illimitée et peu de mesures techniques permettaient jusqu’à présent de contrer efficacement la copie. Rareté fragile, sa seule disponibilité sur internet le mettait à la merci d’une copie multiple empêchant d’identifier le fichier authentique des copies. Le NFT répond, de façon bienvenue, à cette impossibilité majeure. Pourtant, la solution n’est pas parfaite : car le NFT n’empêche toujours pas la copie et la circulation du fichier. En cela, il est d’une relative inconsistance, tout tourné qu’il est vers la création de rareté juridique.

Cette relative inconsistance est doublée par le constat que le système blockchain ne peut, en lui-même, ni garantir les droits du créateur, ni garantir les droits du créateur du NFT. Pour l’heure, toute personne peut, sur toute chose de son environnement, physique comme numérique, créer un NFT et le commercialiser : impossible de dire s’il en est le véritable et légitime propriétaire. Ainsi, il est loisible de créer, sur la blockchain de son choix admettant la création de NFT (ou encore sur plusieurs blockchain comme les usages illicites en témoignent), un NFT sur un album de BD voire sur un phylactère (du célèbre reporter, des irréductibles gaulois, des soldats en uniformes bleu…). Les systèmes liés à la blockchain ne conditionnent pas le « mint » à une vérification de la qualité de propriétaire ou de titulaire des droits d’auteur notamment. Et pire, leur suppression est impossible : dès lors qu’un NFT a été créé et échangé… plus aucune suppression n’est envisageable puisque toutes les opérations portant sur le NFT sont enregistrées définitivement dans la blockchain laquelle est, rappelons-le, décentralisée – et donc hors de portée des institutions classiques – et protégée de toute intervention postérieure par les procédés cryptographiques.

Qui plus est, les moyens de retrouver l’identité du créateur indélicat de NFT et les modalités de poursuites seront très limités : l’anonymat ou la pseudonymisation générale, n’est pas source de transparence et quelle opportunité y-a-t-il à poursuivre un vendeur à l’autre bout du monde ? Une fois encore, les NFT présentent de sérieux dangers pour ses utilisateurs, tant pour les créateurs que pour les consommateurs. Cela fait évidemment le jeu des plateformes intermédiaires qui promeuvent une réintermédiation : les intermédiaires deviendraient sur la blockchain des « oracles » chargés de faire le lien entre le monde réel et le monde numérique.

Il ne faudrait pas non plus négliger le coût des frais de transaction liés à la constitution du NFT. Les « frais de gaz » ou « gas fee » sont variables et substantiels. Leur grande variabilité peut être jugulée par des procédures d’ordres anticipées, permettant au créateur du NFT de solliciter du réseau la création à une période où le tarif sera inférieur ou égal à un certain plafond qu’il fixe. Mais ces procédures ont elle-même un coût et peuvent même être infructueuses. L’aléa est total. Il est à noter toutefois que des évolutions des moyens d’interrogation du réseau (du système de « proof of work » – système de « proof of stake ») sont en phase de généralisation, ce qui devrait significativement faire baisser les coûts de transaction et diminuer le coût énergétique de calcul, au prix d’une réduction acceptée de la sécurité.

Autre difficulté spécifique aux NFT, qui est en passe d’être levée toutefois, c’est le statut fiscal de ce titre : comment l’administration fiscale peut-elle imposer le NFT et les éventuelles plus-values générées par leur revente ? La difficulté est importante et dépend de la qualification du NFT retenue par l’administration fiscale. Œuvre de l’esprit, le NFT bénéficierait d’un régime d’imposition avantageux. Mais comment l’administration fiscale pourrait-elle s’assurer de ce que le NFT est bien une œuvre d’art ? Et comment déterminer les ventes qui ont lieu sur le territoire français ? Si une autre qualification est retenue, ce sera le prélèvement forfaitaire unique, soit 30% environ. L’enjeu est de taille.

L’idée de notre propos n’est pas de dénoncer ni de décourager. Il est évident pour nous que les NFT sont porteurs de possibilités étendues et de perspectives économiques. Mais comme toute technique, elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout et elle est source de défis multiples que la blockchain, encore jeune, doit relever.

create_by_james_folk_from_noun_project_recadre
Picto créé par James Folk – Noun Project
Les autres articles du dossier
go_to_the_top_icon