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Bande dessinée numérique : quels formats et marchés ?

Balazs Kétyi on Unsplash
Temps de lecture 7 minutes

Après avoir tenté de définir ce que l’on entend par bande dessinée numérique, nous vous proposons de nous pencher maintenant sur ses formats, ses lecteurs et ses modèles de distribution avant de laisser la parole aux professionnels de la chaîne du livre dans une série d’interviews filmées à découvrir à la rentrée.

La question des formats de lecture numérique : innovations et mouvement

La question des formats de lecture numérique : innovations et mouvement

Avec la recrudescence des blogs d’auteurs entre 2005 et 2009, la lecture de bande dessinée s’offre une nouvelle dimension. La structure en pages et en cases laisse la place au défilement vertical de séquences dessinées. Une gratuité acquise pour les lecteurs et un contenu autrement plus intime puisqu’un dialogue s’installe entre le créateur et son audience. Les bloggeurs utilisent leur plateforme pour créer et diffuser une œuvre à visée commerciale ou pour communiquer avec leurs lecteurs entre deux projets de livres physiques. Le blog devient un lieu où la création se révèle suivant une périodicité bien plus courte que les sorties d’albums. Ces rendez-vous fidélisent le public qui se constitue en communautés de lecteurs investis avant même que le livre ne soit paru.

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Theme Photos – Unsplash

[…] créer un contact immédiat avec le public.

Aujourd’hui les blogs sont toujours actifs mais désormais les auteurs utilisent aussi les stream de diffusion en direct afin de créer un contact immédiat avec le public. Parmi les nouveaux formats de récits disponibles sur les réseaux sociaux, les lecteurs ont pu découvrir des stories Instagram (elles permettent de suivre des contenus multimédias éphémères publiés et disponibles durant 24 heures ou permanents sur la timeline du compte) sous forme de bandes dessinées, à l’instar des épisodes d’Été écrits par Camille Duvelleroy, Joseph Safieddine, Erwann Surcouf et Thomas Cadène pour Bigger Than Fiction et Arte. Ce feuilleton épisodique, lancé en 2018, est pensé pour Instagram, avec un épisode diffusé chaque jour, réunissant quotidiennement 70 000 followers. Aujourd’hui, le titre n’est plus actif sur la plateforme, il reste disponible en format physique (éditions Delcourt/Arte).

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Logo de Turbo Media

Parmi les innovations marquantes dans ce secteur, la plateforme Turbo Media créée par Balak et Malec en 2010 offre au public une lecture dynamique impliquant le lecteur dans le défilement des cases. Inspirés par la lecture en diaporama des Webtoon coréens, les créateurs ont une volonté de proposer « une grammaire de BD numérique […]. Il s’agit simplement de remettre au centre la lecture du dessin ».

Le saviez-vous ?

Yves Balak est le cocréateur de Lastman, fondateur et directeur artistique du studio d’animation Bobbypills (Vermin, Jung Crisis, Peepoodoo), Malec est auteur (Follow me chez Glénat, Super Mimi chez Jungle) il réalise des vidéos d’animations diffusées pour sa chaîne Youtube.

Le webtoon apparait en Corée du Sud en 2003, il se présente sous forme d’épisodes dessinés à scroller (en défilement vertical) case par case sur smartphone ou tablette. Les épisodes en série sont en général courts et très nombreux, ils touchent à tous les genres (aventure, action, romance, fanfiction…). On trouve les webtoons sur des applications dédiées qui offrent des épisodes gratuits ou des systèmes d’abonnements payants pour plus de contenu. Il existe deux types de productions de webtoons :

  • les originaux : commandés à des artistes professionnels rémunérés par la plateforme de diffusion
  • les canvas : réalisés par des artistes amateurs sans rémunération, mais qui peuvent espérer une monétisation si leur titre devient populaire par des revenus complémentaires (système de patronage – soit un mécénat ponctuel ou par abonnement – , produit dérivés, publicité…).

Les chiffres concernant le marché du webtoon en Corée du Sud (750 M€ de chiffre d’affaires en 2019 sur le marché local) et dans le reste du monde sont stratosphériques. En France, Delitoon est un des pionniers de cette offre. L’entreprise est lancée en 2011 par Didier Borg (ancien directeur de collection chez Casterman) qui croit très tôt au potentiel du genre. Si les débuts sont difficiles, l’entreprise lance une nouvelle plateforme en 2016 qui compte aujourd’hui 700 000 abonnés. La tarification se fait via une monnaie virtuelle à dépenser directement sur l’application. Plus récemment en 2019, l’arrivée du géant coréen Naver a multiplié les usages à travers la plateforme Webtoons qui propose de la lecture sur navigateur internet gratuite ; en quelques mois plus d’un million d’utilisateurs ont lu du contenu sur la plateforme renforçant les 60 millions d’usagers à l’échelle mondiale (pour un CA de 42 millions d’euros). En janvier 2021, le groupe Delcourt lance Verytoon, une plateforme de Webtoons traduits en français. À son lancement, Verytoon propose 21 séries et 315 épisodes au total, tous genres confondus. Une inscription permet l’accès à la plateforme et l’utilisateur découvre des épisodes hebdomadaires et des nouvelles séries. Une sélection de titres est gratuite puis il faut acquérir une monnaie virtuelle pour lire la suite des épisodes.
La plateforme est disponible via une application iOS et Android ou directement sur navigateur internet. Conjointement, l’éditeur propose les webtoons les plus populaires au format physique sous le label Kbooks.

La lecture en diaporama tente de s’imposer dès les années 2010 avec des propositions comme Les autres gens par Thomas Cadène dessinées par une pléiade d’auteurs ou le strip Bludzee de Lewis Trondheim quotidiennement mis en ligne (ces deux titres sont désormais uniquement disponibles au format livre). De même, les porteurs d’initiatives numériques lancées à cette époque telle que La Revue Dessinée, Éditions Manolosanctis, ont depuis abandonné l’exclusivité du modèle numérique pour une alternative plus viable en physique. Mais l’équipement exponentiel en smartphones, tablettes et la récente popularité du Webtoon remettent en avant le standard du diaporama à défilement vertical adapté à la lecture sur ces supports.

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Certaines œuvres numériques ont été saluées par leur grammaire audacieuse qui repousse la définition de la bande dessinée en empiétant notamment sur les domaines de l’animation. C’est le cas du remarqué 3 secondes de Marc Antoine Matthieu (publié en 2011 simultanément sur le net et en livre chez Delcourt) qui propose une narration resserrée où le lecteur rassemble le déroulé de l’histoire grâce aux réflexions optiques des objets environnant. Un titre qui prend tout son sens en format vidéo où l’impression de zoom constant entraîne une implication visuelle captivante. Phaleinia (2016) est un projet conçu par Marietta Ren, coédité par Small Bang et la direction des Nouvelles Écritures de France Télévisions, qui se présente sous la forme d’un roman graphique numérique innovant conçu pour les écrans tactiles. Son concept repose sur une très longue bande dessinée horizontale (d’une longueur d’environ 1 600 écrans d’iPads), dans laquelle se déroule une composition graphique enrichie par des effets d’animations visuelles et des effets sonores. L’expérience utilisateur s’en trouve aussi facile que fluide : un simple balayage au doigt permet de faire défiler la narration et de déclencher les animations. L’application, multi-récompensée depuis sa parution, est toujours disponible en téléchargement gratuit sur iOS et Android.

Fondé en 2017 par Aymeric Castaing, le studio Umanimation basé à Pessac propose des expériences narratives à la croisée des genres. Des œuvres entre animation, jeu vidéo et lecture narrative telles que Globozone, websérie en 10 épisodes sortie en novembre 2019 en coproduction avec Arte. En 2017 le studio témoigne de l’envie de travailler autour de la bande dessinée Shangri-La de Matthieu Bablet sorti en 2016 chez Ankama. Après un crowdfunding bouclé en novembre 2020, le studio s’apprête à sortir un concert immersif transmedia, c’est à dire un spectacle visuel et musical inédit complété par une application interactive et une vidéo en réalité virtuelle pour prolonger l’expérience.

 

Dans un domaine plus scientifique, la bande dessinée réalisée à l’aide d’Intelligence Artificielle interroge autant qu’elle passionne. L’I.A. est un processus d’imitation de l’intelligence humaine qui repose sur la création d’algorithmes exécutés dans un environnement informatique dynamique. Son but est de permettre à des ordinateurs de penser et d’agir pour aider les êtres humains à différents niveaux (source : © CNRS Éditions, 2016, éduscol). L’auteur construit un outil capable d’exécuter des choix pré-calculés pour un rendu cohérent et maitrisé. L’auteur Nix (Kinky & Cosy, Éd. Lombard ; Billy Bob, Éd. Les Requins Marteaux) travaille actuellement à l’élaboration de récits dessinés générés par des I.A.

Lecteurs et supports

Qui lit de la bande dessinée numérique et sur quel support ?

Abordons maintenant la question de la BD numérique en s’intéressant aux utilisateurs-lecteurs.
Une enquête sur les habitudes de lecture numérique des Français au cours de l’année 2020, menée par Médiamétrie au début de l’année 2021 pour le SNE, permet de décrypter les profils de lecteurs de livres et bandes dessinées numériques.

Début 2021, plus d’un Français sur quatre (26 %) a déjà lu un livre numérique, une hausse de près d’un million de lecteurs depuis 2020 (13,8 M). 2020 a recruté 15 % de nouveaux lecteurs numériques, une progression importante.

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Charlotte May – Pexels

Sans surprise, c’est la tranche des 15-24 ans qui affiche l’évolution la plus remarquable avec un lecteur sur deux ayant déjà lu un livre numérique tous genres confondus.
La pratique de lecture gagne une dimension encore plus « portable », elle devient nomade et comble instinctivement les moments creux de la journée.
En termes d’équipement, le smartphone est le plus largement possédé et utilisé par les lecteurs (42 % des lecteurs), toutes catégories confondues.
L’emprunt numérique en bibliothèque est en hausse et concerne 29 % des lecteurs de livres numériques.
À l’heure actuelle, la BD numérique ne représente en effet que 1,5 % du marché total de la bande dessinée, mais cette part augmente tous les ans et a été multipliée par trois en quatre ans (baromètre Sofia 2017). Ainsi, un quart des jeunes et un tiers des adultes lecteurs de BD déclarent lire aussi en numérique.

L’offre en librairie

L’offre actuelle en e-librairie

Une librairie numérique (ou e-librairie) désigne un site web marchand ou une application mobile qui permet l’acquisition d’un livre numérique ou physique. La plupart des e-librairies proposent l’achat unitaire et quelques-unes ont lancées des offres d’abonnement comme YouScribe ou Iznéo. Bien que le marché de la bande dessinée numérique reste à l’heure actuelle une niche éditoriale, les acteurs de l’e-librairie rivalisent d’initiatives et de propositions d’abonnements avantageuses afin de recruter de nouveaux usagers. Voici un panorama non exhaustif des principaux e-libraires spécialisés sur le segment de la bande dessinée.

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Le déploiement sur le web des librairies permet aussi des initiatives efficaces comme le portrait des Librairies Indépendantes en Nouvelle-Aquitaine lancé en 2015 par l’association LINA qui regroupe 110 librairies de la région. Le site propose d’acquérir le livre au format numérique ou de le réserver chez un libraire proche.

Conclusion
Conclusion

De l’avis des analystes, l’Europe, dont la France, accuse un développement plus lent de la bande dessinée numérique comparé aux marchés e-books aux États-Unis et en Asie. Mais ce retard se comble progressivement ces derniers mois si l’on regarde les tendances à la hausse. Et nul doute qu’au cours des prochains mois on assistera à un développement du lectorat à mesure que l’offre s’affine. Il demeure que l’intervention des technologies numériques dans l’art offre une potentialité créative nouvelle et excitante pour les utilisateurs. Sans engendrer une rupture des modèles existants, la bande dessinée numérique sous toutes ses formes, des webtoon aux applications interactives en passant par des fichiers multimédia… est appelée à cohabiter et à recruter des nouveaux lecteurs. Ces lecteurs-utilisateurs passionnés d’aujourd’hui, et ceux à venir, constitueront les prochains façonneurs du marché numérique.

Dès la rentrée 2021, nous vous proposons de partager l’expérience des professionnels (auteurs, professeurs, éditeurs…) à travers de courts reportages vidéo à venir afin de donner un éclairage complémentaire sur les enjeux du numérique dans la bande dessinée et d’initier de nouvelles réflexions.

Remerciements et sources
Alca, Acbd, la Cité Internationale de la Bande Dessinée d’Angoulême, CNRS, Actualitté, Actua BD, France Inter, Sofia, Gfk
Emmanuelle Lavoix, Fred Felder, Jean-Philippe Martin, Eric Audebert, Nicolas Dévé, Stéphane Boschat, Edmond Tourrion, Stéphane Duval, Eric Audebert, Marie Vautrin, Anne Clerc.

 

Article réalisé en collaboration avec Pierre Pulliat,
Formateur/enseignant Bande dessinée à l’École de la Librairie ;
Rédacteur magazine Bd manga comics à Biblioteca ;
Libraire (Bédélire, Pulp’s, Aaapoum Bapoum).

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