Prix Jean-Lacouture | Un héritage littéraire, journalistique et néo-aquitain
Pourquoi un prix régional pour célébrer l’héritage de Jean Lacouture ? Au moment d’évoquer les quatre premiers brillants lauréats, il convient de replacer le journaliste dans l’histoire néo-aquitaine et littéraire.
A l’occasion du centenaire de sa naissance – le 9 juin 1921, à Bordeaux –, la Nouvelle-Aquitaine a souhaité honorer son souvenir, à la hauteur de l’empreinte laissée. Ainsi fut créé le prix littéraire Jean Lacouture, sous l’impulsion d’Alain Rousset, en compagnie d’une partie de celles et ceux qui l’ont accompagné – dont le président du jury, Hubert Védrine. Autour de lui, un comité exceptionnel s’employa ainsi à définir, au fil des discussions et des lectures, son héritage littéraire. Et c’est ainsi qu’Anne-Marie Cocula, Elisabeth Guigou, Bernard Guetta, Yves Harté, Jean-Noël Jeanneney, Claude-Catherine Kiejman et Hubert Védrine tracèrent les grandes lignes de ce prix naissant ; qu’elles et ils soient historiens, ministres, universitaires, écrivains ou journalistes, chacun avait en partage l’amitié ineffable qui les liait à Lacouture, disparu en 2015, doublée d’une admiration qui perdure.
De l’homme à l’héritage
« Plume hors pair et reporter hors catégorie », précise Alain Rousset, « Lacouture inventa un genre littéraire nouveau, celui d’écrivain-biographe, tandis qu’il sillonnait le monde et traversait son siècle. Monstre de sensibilité à l’empathie contagieuse, « larger than life » écriraient les Américains, pétri de culture sans être pédant, curieux de tout et de tout le monde, il captait la lumière et la restituait en démultipliant son éclat. Sa capacité d’émerveillement aiguisait son regard, parfois jusqu’à l’éblouissement.
Disparu en 2015, il nous laisse en héritage son inimitable style, enlevé et précis, qui l’inscrit dans la longue tradition des lettrés régionaux, autant qu’il l’en démarque. »
Reste une interrogation : de quoi Jean Lacouture est-il encore le nom ?
Quatre premiers lauréats
Thomas Snégaroff
En 2022, un premier lauréat vit le jour, l’historien et journaliste Thomas Snégaroff, pour son ouvrage Putzi aux éditions Gallimard, biographie romanesque consacrée à Ernst Hanfstaengl, dit le « pianiste d’Hitler ». À sa remise, à Bordeaux, Hubert Védrine précisa la démarche du jury et cette toute première sélection : « Alain Rousset a eu une idée géniale en créant ce prix Jean-Lacouture, d’autant plus que tous les membres du jury l’ont connu. On s’est mis au travail et on a lu plusieurs très bons livres écrits par des journalistes, le critère principal. »
L’ouvrage de Thomas Snégaroff est déconcertant et traité avec tellement d’intelligence et de finesse que l’unanimité s’est faite.
Un honneur de taille pour le lauréat, figure respectée de France Inter, Brut et France Télévisions. Mais aussi spécialiste des Etats-Unis, auteur de biographies remarquées, qu’elles soient consacrées à John F. Kennedy ou le couple formé par Bill et Hillary Clinton. « Jean Lacouture est un modèle pour toute personne qui écrit et fait des biographies. C’est un livre qui m’a donné beaucoup de plaisir à écrire. C’est une hybridation, entre la littérature et le journalisme. L’enjeu était de raconter un siècle d’histoire à travers le regard d’un homme. »
Florence Aubenas
L’année suivante, le choix du jury se porta sur une lauréate tout aussi prestigieuse, grande reporter au Monde, Florence Aubenas, pour son recueil Ici et ailleurs, aux éditions de L’Olivier. C’est un tout autre aspect de l’héritage lacouturien qui se trouvait ici célébré ; moins le biographe admiratif que le journaliste à l’écriture ciselée, trouvant les mots qui nous manquent pour décrire l’époque dans laquelle nous vivons.
Dans ces textes poignants, la journaliste propose un voyage au gré des diverses actualités mondiales, s’étirant sur huit années – du confinement à la guerre en Ukraine, d’un éleveur tué par un gendarme aux premiers ronds-points des Gilets jaunes.
À sa réception, en 2023, Florence Aubenas s’est interrogée : « Pourquoi moi ? Jean Lacouture, c’était bien ce type très élégant, qui écrivait des éditos en moins de temps qu’il ne le fallait pour le dire, qui tutoyait Khrouchtchev, qui savait tout écrire, de la chronique sportive aux grands reportages ! » Elle poursuivit à travers sa propre perception de celui qui donna son nom au prix : « Jean Lacouture, c’est tout un monde et c’est à chacun d’entre nous d’inventer le sien. Moi, mon Jean Lacouture, c’est celui qui laissait des zones d’ombres dans ses biographies en disant : le lecteur doit avoir son propre avis. »
Mon Jean Lacouture, c’est aussi celui qui disait : la neutralité ? Quel mot absurde. Toute enquête est un parti pris.
Ainsi, le portrait en creux de Jean Lacouture se dessinait, par petites touches, grâce aux choix du jury et aux mots des lauréats. À lire la bibliographie pléthorique et foisonnante de Jean Lacouture, doit-on s’étonner que le lacouturisme soit si complexe à définir avec précision et concision ?
Outre ses grandes biographies politiques – Blum, Mendès France, Mitterrand et de Gaulle –, d’autres sont moins connues – Malraux, Hô Chi Minh, Mauriac, Nasser ou Champollion –, tandis que certaines de ses enquêtes plumitives sont inclassables, à l’image de ses Jésuites, en deux tomes, son original Montaigne à cheval, son improbable mais subtil Eloge du secret, ou encore, parmi tant et tant d’autres, son portrait Carmen passionné.
Frédéric Lemaître
Conformément à la diversité de cette profusion lacouturienne, le jury choisit un troisième lauréat s’étant tourné vers l’Asie dans ses pérégrinations journalistiques et éditoriales, comme le grand reporter en son temps indochinois. Il s’agit de Frédéric Lemaître, pour son livre Cinq ans dans la Chine de Xi Jinping, aux éditions Tallandier.
En 2024, Hubert Védrine détailla cette décision du jury : « De nombreux livres sont publiés sur la Chine, sur ses dimensions politiques, économiques, sur le caractère dictatorial du régime. Aussi ces ouvrages, souvent, de manière assez grégaire, se concentrent sur telle ou telle faille du système chinois. »
Frédéric Lemaître, lui, parle d’un sujet que les autres ne traitent pas : la vraie vie des gens. Les religions, l’éducation … Il nous éclaire sur une question centrale : et les Chinois dans tout ça ?
Et l’auteur, ancien correspondant du Monde en Chine, de confesser son admiration pour Lacouture, en recevant son trophée : « Ses écrits ont été formateurs pour moi. Ils impressionnaient le jeune journaliste que j’étais. Je me retrouvais dans sa sensibilité politique, proche de la deuxième gauche. Et il a su, le cas échéant, reconnaître ses erreurs : le signe d’une grande probité intellectuelle. »
Chemin faisant, le prix Jean-Lacouture vit son jury s’élargir l’année suivante, à travers quatre personnalités de haut vol : Matthias Fekl, Isabelle Lasserre, Enrico Letta et Thomas Wieder ; illustrant par leurs parcours la capacité d’attraction de l’écrivain néo-aquitain, dont l’œuvre se trouve néanmoins confrontée au défi de la transmission à des générations n’ayant pas grandi avec ses biographies ; sans avoir la possibilité, non plus, d’accéder à ses articles, dans les limbes des archives jaunissantes des organes de presse, (bien) avant Internet. Et sans initiative des maisons d’édition, hélas, pour les rassembler, les diffuser.
C’est dans cet esprit, aussi, qu’opère le jury du prix Jean-Lacouture, transmettre une certaine vision du journalisme, à l’échelle humaine, plume à la main.
Dans cette démarche, des amis s’associent aux célébrations lacouturiennes, comme Alain Juppé ou Bernard Cazeneuve, témoignant de la vitalité de cet héritage. Ainsi que Lionel Jospin, l’ancien Premier ministre ayant même confié son admiration pour « l’étincelant Aquitain », se souvenant de la joie que lui apportait ses productions écrites : « j’ai guetté les textes du reporter, du portraitiste ou du chroniqueur et je les ai goûtés avec cette sensation d’allégresse sérieuse que la plume virtuose de l’auteur savait si bien susciter. »
Judith Perrignon
En 2025, enfin, une quatrième lauréate a été sélectionnée par le jury ainsi élargi, réunissant plusieurs des caractéristiques littéraires et journalistiques recherchées : Judith Perrignon et son Autre Amérique, aux éditions Grasset, portrait sensible de Franklin Delano Roosevelt à travers ses combats contre les excès du capitalisme, dans le contexte de la montée du nazisme. Elle s’appuie notamment sur le journal intime de Henry Morgenthau, son secrétaire d’Etat au Trésor, pour nourrir son récit original.
L’autrice explique ce qui l’anima : « On a beaucoup dit à ma génération que le réalisme doit primer en politique. Ce que j’ai aimé chez Roosevelt, c’est qu’il incarne à la fois le pragmatisme et l’idéalisme, l’action concrète et le souffle des convictions. Et il était l’allié des gens. Il savait pour qui il gouvernait. »
Transportés dans une autre époque, aux échos néanmoins d’une actualité étonnante, dans les pas d’un grand homme, lectrices et lecteurs sont portés par une plume vive, dense, évocatrice. A n’en pas douter, on retrouve bien, là, un certain Lacouture.
L’enquête lacouturienne
Par ces quatre livres, l’enquête lacouturienne s’affine, tout en laissant des « zones d’ombre », les mêmes qui plurent tant à Florence Aubenas. Une part de sensibilité, peut-être. Sa postérité est-elle mouvante, miroitant au gré des bouleversements mondiaux, du retour de l’Histoire dans un monde en quête de repères ?
« Que dirait-il aujourd’hui de l’étrange période où l’humanité, pour la première fois menacée dans ses conditions d’existence par le réchauffement de la Terre, voit tant de ses dirigeants choisir la violence et la guerre plutôt que la coopération entre les nations ? », s’interroge justement Lionel Jospin.
Chacune et chacun à sa manière, les quatre lauréats esquissent une réponse par l’écriture, la réflexion, leur regard. « L’erreur serait de l’enfermer dans son époque », nous alerte Hubert Védrine. « Car il y a l’énergie, la curiosité, la vie. Qui sait ? Il y a tant à faire, comprendre à nouveau, sans juger, dans ce monde multipolaire combattif, évolutif, chaotique, trente ans après que l’Occident ait cru avoir gagné la bataille de l’Histoire. Immense illusion d’optique. D’autres talents sont là, certainement, qui naissent et grandissent, d’autres formes d’expression qui vont s’affirmer, pour décrypter comme pour portraiturer. »
Laissons-nous regagner par ce contagieux « goût des autres » qui est la marque de Jean Lacouture et qu’on voudrait transmettre.
Une noble mission que celle-ci, que la Région s’enorgueillit de porter, en résonnance avec ses autres prix littéraires, ses manifestations culturelles et ses rencontres journalistiques. Vive Jean Lacouture !
Article écrit par Guillaume Gonin, secrétaire général du prix Jean-Lacouture